• Le concept des "petits pas"

    L'article ci-dessous n'engage que son auteur Florent Lallouet

    Le contexte des demandeurs d'asile et de l'éducation permanente

     

    En termes d'éducation permanente, l'objectif de Dazibao est, entre autre, de créer des occasions d'interpellation de la société belge sur la condition de demandeurs d'asile avec pour finalité, des changements en leur faveur. Autrement dit, il s'agit de donner une occasion de s'exprimer sur les difficultés rencontrées et d'y apporter des solutions collectives. C'est donc une démarche de changement qui est visée.

     

    Nous pouvons rêver de changements qui engagent la collectivité belge dans son ensemble et vouloir mener une lutte à grande échelle pour réaliser cela. Hors, tenter de créer des changements par la revendication et le rapport de force sur l'espace public est très hasardeux, surtout si on parle d'une position sociale hautement vulnérable comme celle des demandeurs d'asile. Les demandeurs d'asile ont peur de mécontenter et ils ont raison1. De plus, dans le cadre d'actions menées sur l'espace public, les résultats demandent du temps et la possibilité de mise en pratique reste incertaine jusqu'à sa réalisation effective. Ces raisons rendent l'action politique avec un grand «P» peu engageante pour les demandeurs d'asile. Ceux-ci évaluent leurs chances de réussite et, à juste titre, redoutent un échec et le découragement qui s'ensuivrait.

     

    Il n'en reste pas moins que la situation dont ils témoignent est très difficile à vivre et appelle des améliorations rapides.

     

    Pour résumer, la situation comporte les caractéristiques suivantes du point de vue des demandeurs d'asile : une injustice vécue, une situation de vulnérabilité qui exclue le rapport de force, des ressources disponibles à petite échelle, une disponibilité à court terme.

     

    C'est à partir de ce constat qu'est née l'idée d'utiliser la notion de « petits pas ».

     

    Les «petits pas» constituent un principe d'action qui privilégie les petites améliorations successives, les recherches d'alliances, et les actions concrètes dont les résultats sont observables et évaluables à court terme.

     

    Voici une des choses que je dis pour expliquer le genre de changement que vise les « petits pas » : «il y a des contraintes et des injustices qui pèsent sur nous et qui nous dépassent, sur lesquels nous n'avons pas de prise parce que c'est énorme. Il n'empêche qu'à côté de ces choses inaccessibles, il y a plein de petites choses accessibles et proches de nous que nous pouvons changer pour améliorer l'existence des uns et des autres au quotidien, et dans une visée collective. Si de grandes difficultés demeurent, résoudre les petites difficultés c'est déjà améliorer la situation. C'est de ces petites choses dont je veux parler quand je dis ''changement par petits pas''. Et ce n'est pas parce que les grands changements ne sont pas accessibles que nous devons nous priver des petites améliorations.»

      

    Les améliorations par «petits pas»

     Il faut entendre dans «améliorations» une action sur l'institution pour atteindre un fonctionnement plus satisfaisant. L'institution est définie ici comme un ensemble de règles qui guident les comportements des gens dans un lieu et un temps donné. Ce changement est une action politique (micropolitique conviendrait peut-être mieux) si la politique se définit comme l'attention et l'action sur les règles de vie collective. Les règles peuvent être explicitent ou implicitent (les normes). Ce sont les règles qui régissent les interactions et non les gens qui sont la cible du changement. Nous partons d'une plainte et d'un sentiment d'impuissance pour recadrer cela en un problème avec lequel il est possible de créer au moins un petit changement – un petit pas –, même minime, dans la direction souhaitée. Nous définissons la situation problème comme un entre deux sur lequel chacun peut avoir de l'influence, si infime soit-elle.

     

    Les «petits pas» définissent la manière dont cette action (micro)politique est menée. C'est une théorie du changement miniature. Cette théorie guide le choix d'une action pertinente selon les critères suivants :

    • appliquer un changement aux règles qui ont l'enjeu le plus faible et qui, donc, susciteront le moins de peur chez les porteurs de changement ainsi que du côté de l'ordre établit et ses représentants ;

    • la peur d'entreprendre une action doit toujours être respectée et considérée comme quelque chose de légitime ;

    • ne mener des actions que sur les choses qui sont à porté des participants, ce qui implique de créer des alliances plutôt que de lutter contre (l'ensemble des alliés détermine ce qu'il est possible de changer sans «lutter contre») ;

    • toujours choisir la lenteur et la prudence ;

    • mettre en évidence le caractère réversible des changements menés ;

    • tenir compte des limites de chacun, le risque perçu doit être insignifiant ;

    • ce sont des petites améliorations plutôt que des grandes réformes qui sont menées (réfléchir par petites additions progressives, par renforcement de ce qui est déjà là et qui marche, ou encore, par remplacement plutôt que par soustraction comme «tu dois arrêter de faire ceci ou cela»).

     L'effet attendu est que les premières actions relativement discrètes soient perçues comme des réussites et la preuve que de petits changements ne sont pas dangereux mais au contraire procurent dynamisme et adhésion. En s'accumulant, ces petites réussites sont susceptibles de créer un engagement progressif en impliquant de plus en plus de monde au projet, ce qui amène une audace et un enthousiasme grandissant et les grands défis d'avant ne semblent plus si insurmontables, etc. Une action qui est au départ très localisée et concerne peu de gens a ainsi toutes les chances d'acquérir petit à petit une dimension collective, bien que toujours discrète dans ses effets.

     

    Les outils théoriques2 sont issus, notamment, de la psychologie de l'engagement de Joule et Beauvois ainsi que du courant systémique. Leur mise en pratique se traduit par de petites expériences concrètes impliquant différents acteurs pour améliorer une situation (organisation d'expériences de collaboration pour modifier les préjugés, organisation de situations où un étiquetage positif est possible, etc). La logique est d'engager les gens comme partenaires dans des actions plutôt que seulement dans les idées. Car s'il est important de changer les idées, il est tout aussi important de changer les comportements.

     

    Il faut tenir compte des limites des gens. Pour cela, nous pouvons nous appuyer sur les anciennes tentatives qui ont été dans ce sens et les analyser du point de vue de chacune des personnes impliquées pour voir ce qui a mené à l'échec ou à la réussite. Ainsi nous aurons quelques éléments pour ne pas rencontrer les mêmes difficultés de mise en œuvre et pour profiter des réussites passées. De plus, cela implique d'emblée tous les acteurs dans l'expertise et la mise en pratique du projet.

     

     Pour conclure

    Avec «les petits pas», nous partons d'une plainte et nous effectuons des recadrages afin de faire apparaître les ressources accessibles dans la situation : la peur devient une expertise fiable ; le «petit pas» devient une avancée dans une situation auparavant bloquée ; l'ennemi devient un collaborateur potentiel ; le problème n'est plus la personne mais bien la relation, le contexte ou même... le problème. L'imagination, ici, n'a pas de limite.

     

    De là, un «petit pas» discret mais significatif est rendu possible. Nous finirons toujours par pouvoir imaginer un changement suffisamment petit pour être réalisable sans blesser ou attaquer autrui.

     

    Avec les «petits pas», nous ne réaliserons pas ce que les grandes idéologies veulent réaliser car nous voyons petit. Par contre, nous réaliserons beaucoup de choses que ces idéologies qui voient grand ne peuvent réaliser ni même voir. Les «petits pas» ne sont pas de la grande révolution pas plus que de la revendication ou du rapport de force. Il n'y a pas de place dans les « petits pas » pour la démonstration éblouissante.

     

    Ce sont des changements en douceur, sans prise de risque et dont la pérennité est garantie par leur discrétion. C'est une influence qui s'exerce à petite échelle. C'est une conception de l'influence à hauteur de ce que peuvent les sans-pouvoir, les «have not». La discrétion des petits pas est sa principale force, c'est ce qui rend son avancée si probable, sa création d'alliance si évidente. C'est là qu'est sans doute la puissance des «petits pas» : on ne peut s'y opposer puisque son principe n'appelle pas l'opposition mais l'alliance. 

     

    La lecture qui guide les « petits pas » doit être nuancée et il faut pouvoir voir de la ressource là où l'on voit a priori un obstacle, il faut faire alliance avec l'adversité car c'est dans l'alliance que les petits pas peuvent grandir, que les petits changements peuvent s'amplifier. Il faut pouvoir faire des distinctions entre, par exemple, l'ensemble d'une institution et sa partie qui est tantôt un obstacle, tantôt une ressource. Rien n'est ou tout noir ou tout blanc. Les «petits pas» sont propres à montrer que des collaborations sont possibles entre les acteurs les plus improbables et que de l'humanité peut se manifester à petite échelle en des moments et des lieux les plus inattendus. C'est l'exercice de la citoyenneté guidé par une perspective de paix plutôt que de vérité qui est à l'œuvre. Les « petits pas » allient pragmatique et utopie.

     

    Si les « petits pas» n'est pas un concept qui est en soi innovant, son application dans un contexte où il n'a pas encore été appliqué de manière systématique en fait certainement une innovation.

     

    Pour terminer, il faut rappeler que «les petits pas» ne peuvent pas tout car sinon, ce ne serait pas des petits pas.

     

    1Généralement, lorsque la situation tourne au vinaigre, ce sont ceux qui occupent les places les moins enviables qui payent les pots cassés d'une manière ou d'une autre.

    2 Au niveau des outils théoriques, pour les principaux, je pense à l'école de Palo Alto et son héritage, à la pratique narrative, à la thérapie orientée solution, bref, les différentes ramifications de l'intervention systémique qui mettent en évidence les compétences des gens à qui ils s'adressent. Je pense également à des éléments issus des travaux sur les relations intergroupes en psychologie sociale ou à l'acteur réseau de Latour en sociologie . J'ai découvert le concept de « petits gain » chez Karl Weick qui a largement inspiré l'idée des "petits pas", mais le concept est utilisé par bien d'autres sous d'autres appellations, notamment dans la thérapie systémique et plus spécialement la thérapie orientée solution, et, évidemment, la théorie de l'engagement de Joule et Beauvois. Ces disciplines, sans être semblables, ont de nombreux airs de familles dont celui d'induire une approche par «petits pas» centrée sur des actions stratégiques a contrario d'actions de grande envergure qui se basent sur le rapport de force.